Avoir les pieds et les poings liés ne nous empêche pas d’avoir la nausée.
Cela nous empêche simplement d’agir selon notre propre volonté, nous subordonnant à un silence de façade, une passivité bien appréciable de ces autres.
On a tous autour de nous de fortes personnalités prêtes à imposer leur voix, à planter leur point de vue, et le faire avaler de force à quiconque osera contrarier leur vision du monde. Certaines le font en abusant de leur position sociale, d’autres usant de leur position hiérarchique. Chaque fois, la corde qui nous lie les mains est nouée avec une astuce de marin qui rend le nœud inviolable.
La violence ne se traduit pas toujours par des faits, ne se dévoile pas toujours au travers des traces de coups laissées sur la peau. Les mots peuvent agresser aussi violemment qu’une gifle reçue après une prise d’élan circulaire. Ils vous laissent parfois une cicatrice bien plus profonde que n’importe quel coup.
J’ai entendu la haine se glisser hors de sa tombe, la voir se glisser de bouche à bouche, contaminer ces esprits, gargariser ces regards d’un orgueil malsain : celui d’avoir trouvé d’autres aux mêmes pensées, aussi sordides, aussi atroces soient-elles.
Blagues grivoises, préjugés, étiquettes mises facilement sont présents dans notre quotidien. On se rassure à les prendre au plus haut degré pour les rendre plus légers.
Oui, jusqu’au jour où les propos dévient vers le sérieux. Tremblement de terre, glissement de terrain, grognement de tonnerre, le monde s’obscurcit. De ces mêmes voix qui votent à gauche et s’offusquent des paroles d’un maire sur le sort des gens du voyage, s’élèvent des mots effroyables sur d’autres communautés. Chacun se renvoyant la balle, poussant toujours plus loin le bouchon jusqu’à ne plus se rendre compte qu’ils ont souillé leur âme en entrant de plain pied dans la xénophobie, l’antisémitisme. Un soir, la haine de l’autre s’affiche au grand jour.
Pieds et poings liés car on ne parle pas de ces choses là, on ne diffuse ce genre d’informations aussi graves soient-elles. On ne dénonce pas, on ne se rebelle pas. De leur regard noir, tous sanctionnent le moindre signe offusqué sans jamais le tourner vers vous. De leur seule position, ils bâillonnent la moindre langue susceptible de délier. Ils rentreront chez eux dans l’innocence la plus totale, rassurés par la résonance de leurs pensées, sourds au sens des mots échangés.
Pieds et poings liés, on ne peut qu’exploser dans l’intimité, hurler dans un vestiaire de piscine, pleurer dans l’eau chlorée, regretter cette naïveté perdue, frapper du poing cette haine affichée sans pudeur ni costume au détour d’un trottoir par des visages qui ne nous sont pas inconnus.
Se reprendre, et espérer un autre monde. Se reprendre et agir comme nous voudrions que le monde agisse.