La salle. La foule de gens inconnus. Nos pieds qui passent difficilement la porte d’entrée. Les mains ancrées sur les poignées de la poussette, les jointures des doigts qui deviennent blanches. Cette boule au fond de la gorge, prête à éteindre ma voix, prête à me couper l’appétit. Ce tintamarre infernal qui résonne dans ma tête. Boum-boum. Boum-boum. Mon cœur qui s’agite, qui s’excite, qui panique. Juste à côté de moi, il est là. Mon mari, mon fiancé, mon double, ma moitié. Il n’y a que quelques centimètres qui nous séparent, et chaque fois qu’il s’éloignera, je serai saisie de vertiges. Sa main au creux de mon coude, le regard sérieux, les dents serrées. Ce soir, il est ma bouée, mon oxygène, mon super-héros.
Il a accepté de revenir avec moi sur les empreintes de mon passé, au risque de réveiller ma plus vieille blessure.
Le mot d’ordre était la couleur. Je porte un t-shirt noir et un pantalon bleu foncé. Je ne suis pas dans le thème. Je n’ai pas osé. Je n’ai pas pu. J’ai changé de pantalon dans la voiture, à quelques kilomètres du parking. Le blanc me semblait malvenu. Il sonnait faux. Tout ce que je veux, c’est me fondre dans la masse. Passer inaperçue.
Des panneaux de photos sont accrochés aux murs de la salle. Des fenêtres sur les années envolées. Des moments qui semblaient alors suspendus dans le temps mais qui apparaissent aujourd’hui jaunis par les années.
Je ne veux pas les voir. Je ne veux pas les regarder. Je ne veux pas qu’il les voie. Je ne veux pas qu’il aperçoive le visage de cette autre vie. Alors, je parle, j’attire son attention, je glisse ma main dans la sienne et recentre toute notre attention sur cette puce. Changer sa couche. La mettre en pyjama. Lui faire un biberon de lait. Jouer avec elle.
Il y a beaucoup de gens que je ne connais pas. Des gens qui rient, des discussions animées, des verres qui s’entrechoquent, et quelques éclats de rire. Je cherche des visages connus mais tourner la tête et observer les petits groupes me demande un effort surhumain. Ma nuque se grippe. Ma mâchoire menace de se décrocher. Ma fille babille dans sa poussette, fascinée par tant de monde, tant de visages, tant de bruit. Ses yeux clairs s’empressent de tout capturer alors que ses joues sont rebondies par son sourire. Soudain, j’aperçois l’un d’entre eux, puis deux. Ils sont barbus maintenant. Leurs gestes trahissent une lourdeur qu’ils essaient de camoufler avec leurs sourires. Il y a des petites amies inconnues et des mains qui se perdent dans les cheveux. Je me mords la lèvre, passe une main derrière l’oreille, et nous entraîne dans leur direction, avec cette impression de couler doucement vers eux.
On s’embrasse. On s’échange des compliments, des sourires, et quelques banalités. Finalement, ça me fait plaisir de les voir. Il y a dans ce petit cercle un peu de magie, un peu de légèreté. Voilà qu’ensemble, nous soufflons sur les braises de nos souvenirs qui glissent entre nos doigts. Le monde s’est arrêté une seconde pour tourner à l’envers. Nos regards changent, nos voix s’adoucissent, nous retrouvons nos rôles de l’époque, pour nous ramener dans ces salles du lycées où nous ne faisions que rigoler et s’embrasser. Les pieds sur les bancs et les cigarettes dans le coin de la cour. Les verres qui s’empilent et la vue qui se brouille. La musique qui fait claquer les basses des enceintes et les lits défaits à 21h. Il en manque. Certains n’ont pas voulu venir. Certains n’ont pas été informés. Certains n’ont pas pu. Des années que l’on ne s’est pas vus. Certains apprennent qu’ils habitent à deux pas les uns des autres. D’autres annoncent qu’ils vont revenir dans la région. L’idée folle surgit au détour d’une conversation. L’idée que, peut-être, nous pourrions faire comme si rien ne s’était passé. Comme si dix ans ne s’étaient pas écoulés. On le dit, mais au fond personne n’y croit. Si on se retrouve aujourd’hui, c’est pour se souvenir des bons moments. Se souvenir de ce qui nous liait. Se souvenir de l’amitié folle de l’adolescence. Se souvenir de ce qu’il y avait avant que tout n’explose. Avant ce dimanche d’octobre 2005 où l’un d’entre nous a choisi d’en finir. Avant que ma toute première histoire d’amour ne s’éteigne pour toujours.
Quelqu’un tape dans un micro. C’est son père. Son visage est tellement marqué par le drame que le regarder est douloureux. Tout en lui me rappelle le passé. Ils avaient les mêmes yeux, la même intonation de voix. Son regard est brouillé, voilé par mille millions de milliards de larmes retenues à la seule force de l’instant. A la seule force de ce papier qu’il a déplié devant nous, les mains tremblantes. Il s’éclaircit la voix plusieurs fois, nous évoque ces presque onze années écoulées, la douleur, le chemin, la vie qui se bat malgré tout, malgré le désespoir, malgré le noir, malgré l’enfer qu’elle est devenue. Il explique son choix d’organiser une fête, d’avoir choisi le thème de la couleur. Et son sourire, cette énergie qu’il dégage vient toucher chacun d’entre nous, vient ébranler nos cœurs que l’on tentait tant bien que mal de mettre à l’abri. Il évoque sa famille, sa femme, ses enfants. Je ne vois plus que l’image d’une famille brisée en mille morceaux.
Le regarder est trop difficile. La cicatrice me démange, mon cœur fébrile, mes pensées s’embrouillent. Je décide de fixer la porte de sortie. C’est une zone de transit. Un endroit où le passé et le présent ne se croisent pas. La passer définitivement nous extirperait de ce flou, de cette bulle. Ce serait facile. Facile mais impossible. On a fait le plus dur. On est venus, on ne peut pas partir maintenant.
Sa voix s’arrête soudain. Son discours est fini. Il replie le papier et le glisse dans la poche de sa chemise à fleurs. Il y a des applaudissements, de ceux que l’on n’ose à peine reprendre. De ceux qui n’ont aucun sens. On nous apporte des verres et des petits gâteaux. Derrière les regards soudain plus absents, plus distants, les discussions tentent de reprendre.
Je sens une main sur mon épaule. C’est son père qui vient m’embrasser, et nous remercier d’être venus tous les trois. Il caresse la joue de ma fille, et embrasse mon mari comme s’il le connaissait depuis toujours. Il la tient dans ses bras. Ils respirent le bonheur. Je sais qu’en les regardant, il pense à son fils, à ce qu’il n’aura jamais. Il se dégage de lui une chaleur froide qui brûle la peau. En m’embrassant, sa moustache vient me chatouiller la joue. Il me serre les épaules comme pour s’assurer que je suis bien réelle. Derrière lui, je distingue une photo de son fils et moi, nos années ensemble. Un peu de notre histoire imprimée sur du papier. Le panneau en face duquel je voulais absolument éviter de me trouver. Mon cœur se soulève. Je comprends qu’il m’aurait été impossible de passer à côté.
Le passé glissera toujours dans nos veines, et nous serons tous liés par cette soirée d’octobre 2005, pour toujours. Mais chacun a fait ses propres choix menant nos vies sur des chemins différents. Et nous n’avons plus 15 ans, ni 18. Alors on se raconte nos quotidiens, on fait comme si on croyait encore en nous. Comme si ramener cette amitié à la vie, la ramener dans le temps présent était possible. En dépit de tout le reste.
La soirée se déroulera avec des promesses impossibles, des souvenirs oubliés, et des embrassades sincères. L’espace d’une soirée, nous nous sommes retrouvés. Quand est arrivée l’heure de rentrer., je me suis sentie légère. J’ai serré la main de ma moitié, mon fiancé, mon amour, et ensemble nous avons poussé la poussette dans laquelle dormait la petite fée vers la sortie.
Chacun a passé le pas de la porte, avec ses affaires, son quotidien, reprenant à cet instant le cours de sa vie, les deux pieds dans le présent. Avec un bout de notre passé au fond du cœur. Pour toujours.
Julycocoon says
Il est trop beau ce texte, je suis soufflée…
Julie says
Merci beaucoup, ça me touche bcp…
Anais Laisné says
Julie, en préparant un cours sur les souvenirs d’enfance pour mes apprentis, je voguais sur la toile à la recherche de textes….et je tombe sur ton blog et sur le tien. Je n’ai pas grand chose à dire à part te partager l’émotion que celui-ci m’a transmis. Je pense à lui quelque fois, à nous, au lycée avec nostalgie. Merci pour ces mots si justes. Je t’embrasse.
Julie says
Tes mots, ici, me touchent beaucoup… Je t’embrasse
Sarah Ymum says
Ton récit est poignant, tes mots me nouent le coeur… Je ne sais trop quoi écrire, si ce n’est que je suis émue aux larmes… Peut-être parce qu’une amie vient de perdre son fiancé, que dans tes mots je la vois dans 10 ans…
Je t’embrasse. Sarah.
Julie says
C’est très difficile, je lui souhaite de traverser cette tempête et en sortir plus forte… Mais ça prend énormément de temps… Je t’embrasse !
Marie Kléber says
Quel magnifique texte Julie. J’en ai les larmes aux yeux. Parfois il faut avoir ce courage de revenir en arrière. Même si ce qu’on retrouve nous vrille le coeur.
Picou says
Quelle claque…Ton texte est magnifique, il sert le coeur, il retourne de l’intérieur. On comprends ta douleur d’hier, ta douleur intégrée, ta douleur d’aujourd’hui, comme celle de sa famille. Très poignant…les mots manquent pour te donner cette tape dans le dos virtuelle que tu ne veux peut être d’ailleurs pas, mais tu as eu oh combien raison de l’écrire, et de le publier, ton texte – il est sublime.
Mativet says
Magnifique texte Julie… Je n’avais pas pu être là, mais rares sont les jours où je ne pense pas à lui…
Julie says
Merci… rares sont les jours où je ne pense pas à l’un d’entre nous tous…
Madame Lavande says
C’est un magnifique hommage, qui me touche particulièrement, parce qu’à travers tes mots je pense à mon petit frère qui a perdu sa compagne il y a presque 18 mois. J’espère que dans 8ans et demie sa vie sera semblable à la tienne : des souvenirs douloureux mais une mains dans la sienne pour l’aider à avancer et une ribambelle d’enfants qui lui ressembleront…
Julie says
<3 <3
Charlotte aux petits pois says
C’est superbe…
Que dire?
Merci.
ellea40ans-Stephanie says
Merci. Bravo pour ton courage. Ce n’est pas facile
Agateau says
C’est magnifique… comme les commentaires précédents, je n’ai pas de mot mais les yeux fort embués. Merci pour ce partage!
Delphine says
Une amie très chère a perdu son amoureux de 18 ans pareillement, c’est important pour les parents de se souvenir et de reunir les gens. Et pour une amie, son père nous a envoyé des graines à planter, je les regarde pousser tous les jours et ça m’aide. Ton texte est très beau. Pleins de pensées.
Julie says
C’est très beau cette idée de graines… très émouvant… on dit que les humains ne sont pas faits pour vivre ensemble et pourtant chaque drame, même à l’échelle d’une personne, emporte des dizaines ou des centaines de personnes dans une nuit sombre et sans fin…
Amandine plume2vie says
Comme tu sais nous toucher nous émouvoir mon souffle est court à chacunes De tes mots chacunes De tes lignes
Bravo encore une fois
Julie says
Merci… ça me touche bxp tous ces retours…