Dans ma tête tournent les images de la veille. Des instants suspendus au fil du passé où les notes de musiques s’entrechoquaient contre les murs de la maison alors que dehors la pelle cognait contre les cailloux.
« Il est fort Papa hein ? » Du haut de ses trois pommes, les mains autour d’un gâteau au chocolat qu’elle ne finirait jamais, elle a hoché la tête d’un air entendu, pointant son doigt mouillé vers les tas de terre qui ornent désormais les contours de notre terrain.
Un peu plus tôt dans la journée, armée de ses gants de jardinage et de son bagout incompréhensible, elle jouait les assistantes maçonneries, déplaçant la terre sur sa pellette rouge. Elle fabriquait les souvenirs de son enfance, dans le secret du jardin.
On l’a regardé, cachées derrière les vitres du salon. On a laissé notre regard glisser sur son image, s’accrochant à chacun de ses traits. Les cheveux gris qui se perdent dans le blond de ses tempes. Ses yeux bleus qui prennent la couleur acier d’un ciel d’hiver. La largeur de ses épaules, capables de soulever tout ce qui nous semble impossible. Et son regard déterminé qui se dresse sur le monde, aussi fort que droit, aussi fier que solide, infaillible. Irrésistible.
Il y a parfois ce doute qui vient se poser sur mon esprit comme une hirondelle sur un fil. Et si ? Et si ça ne durait pas ? Et si l’amour s’envolait, emporté par le vent de la vie. Sans explication. Et si la vie elle-même décidait de tout arrêter, sans se justifier ?
Dans mon bureau se succèdent les couples, avec dans leurs regards le quotidien et ses bagages. Trop rares sont les étoiles aux mille éclats, faisant apparaître autour d’eux des fleurs imaginaires et jetant dans l’air cette magie inconditionnelle propre au grand amour. Trop souvent coulent les larmes qu’un mouchoir ne parvient pas à retenir. Trop souvent des regards éteints, abîmés, écorchés, s’attardent sur une poussière invisible. Certains s’accrochent aux branches, avec dans leurs poches juste assez d’espoir pour les yeux de leurs enfants quand d’autres n’attendent plus rien, si ce n’est juste assez de force pour mettre un pied devant l’autre.
Croiser la vie dans ce qu’elle a de plus éprouvant tord les tripes et fait naître la peur du lendemain au creux de la main. Rien n’est acquis. Chaque jour est une chance et se doit d’être savouré. Chaque instant se doit d’être vécu comme si rien ne nous menaçait. Il nous faut fabriquer des souvenirs indélébiles, laisser dans le vent un peu du parfum de notre peau, laisser glisser dans nos mains le sable des plages désertes d’hiver, et écouter avec tendresse les feuilles d’automne qui craquent sous nos pieds.
Ce matin, le soleil s’est levé, le réveil a sonné. Alors que mes yeux étaient encore cachés sous mes paupières lourdes, j’ai glissé ma main sous la couette. Il était là et je me suis enveloppée de l’odeur de sa peau. Le réveil était doux.
C’était une minute infinie de vie. La vraie vie.