Elles sont si difficiles. Si rugueuses, et pourtant si tentantes. Le livre est là, il nous appelle, veut nous embrasser de ses lèvres de glace, mais on repousse l’heure fatidique du dernier baiser, celui qui fera de toutes les pages lues des souvenirs de poussières. Plus le livre est riche, plus l’écrivain est doué et plus l’au revoir est difficile. On s’accroche comme on se maintiendrait hors de l’eau, les mains crispées sur un radeau de fortune. Agrippés à ces personnages brossés au fusain dans des feuilles de papier, on s’isole, on vacille dans un monde peuplé de chimères. Il a suffi de quelques milliers de mots pour que leur silhouette fugace se glisse dans notre ombre. Le temps de quelques heures, le temps de quelques jours, leurs sentiments, leur rancœur, leurs souvenirs se sont mêlés aux nôtres. On s’est attaché, on s’est amouraché…
Et voilà que les pages défilent, que l’épaisseur se fait de plus en plus fine dans notre main droite. Dernier chapitre, dernières phrases, derniers mots. Doucement, on sent le cœur qui se serre. On se reprend pour cesser de gâcher le moment en lisant aussi vite que la lumière. Le cœur déchiré, on repose le livre. On lui laisse le temps d’avaler notre odeur, d’aspirer la pression de nos doigts. Garder les 10 dernières pages secrètes, encore un peu…
Pour que le moment soit le bon. Celui où on laissera notre cœur abandonné tomber en miettes.