Dans son salon sans âge, Marie-Louise vacille. Elle arrive à une période de sa vie où son corps retrouve les réflexes de la petite enfance. Marie-Louise, du haut de ses quatre-vingt-treize ans se tient en équilibre sur ses jambes fragiles, à l’image d’un enfant prêt à faire ses premiers pas. Sa canne est posée contre l’accoudoir d’un fauteuil de velours vert. Elle refuse de s’en servir. Sa fierté n’a jamais baissé d’un iota, pourtant elle pourrait baisser les armes. Il n’y a plus personne pour la remarquer. Paul est mort il y a tant d’années qu’elle n’ose même plus dire le chiffre à voix haute. Quant aux enfants, ils ont suivi le chemin que leur dictait leur vie, à des centaines de kilomètres de Paris.
Son regard se balade sur les rangées de livres qui recouvrent ses murs. Des livres historiques pour la plupart, des témoignages d’un autre temps. Quelques romans qu’elle n’a jamais ouverts, offerts par des âmes peu avisées de ses goûts. Sur son bureau de bois sont posées des loupes, classées par ordre de grandeur. Mais même avec elles, même avec la plus grosse, lire est devenu trop difficile…
Il fût une époque pourtant où les livres glissaient entre ses mains, où elle avalait les mots sans les compter. Il fût cette époque où sa peau était aussi fine que du du papier de soie, où son visage n’était pas sillonné de rides et ses mains aussi blanches que la porcelaine.
Il fût une époque où elle avait vingt ans.
1943. Paris est quadrillée par les soldats allemands. Le bruit de leurs tacots accompagne celui de leurs bottes qui battent le pavé. Comme si rien n’avait changé, les gens se lèvent à l’aube et répondent aux habitudes qui règlent leur vie. Les sourires fleurissent au coin des rues, les rires résonnent dans les ruelles et les amoureux s’embrassent dans les coins sombres. Chaque jour, l’aurore réveille les ombres, et donne vie aux corps endormis.
Ce matin du 20 juillet, le ciel est clair et il fait très chaud. Marie-Louise n’en finit pas de se tamponner le front avec son mouchoir. Malgré la légèreté du tissu de sa robe, et les pas enchaînés avec rapidité dans les rues du sixième arrondissement, pas une once d’air ne vient rafraîchir sa peau.
Marie-Louise a vingt ans. Comme chaque jour depuis un an, elle rejoint la librairie du 68 rue Bonaparte, Au voeu de Louis XIII. Enfant, elle se cachait dans les jupes de Madame Wagner, la libraire, tentant ainsi d’investir les le temple du papier, comme elle l’appelait. Alors que sa mère se perdait dans ses pensées, Marie-Louise tombait sous le charme de l’odeur des livres. Entre Madame Wagner et elle s’est tissée une relation forte qui n’a fait que s’amplifier après la mort de ses parents. Alors, quand elle lui a proposé de venir ici contre la mise en commun de la nourriture obtenue avec leurs tickets de rationnement, Marie-Louise n’a pas hésité longtemps.
Quand elle arrive ce matin de juillet, Madame Wagner est déjà là, ainsi qu’un groupe d’habitués. Ils sont près d’une dizaine à se jauger du regard derrière des livres ouverts, portés pour certains devant leur visage. Madame Wagner est en pleine discussion avec l’un d’entre eux dans un renfoncement de la librairie, près de l’escalier qui mène aux appartements. Bien qu’elle ne lui ait jamais exposé dans les détails ce qu’elle échangeait avec ces clients, il était difficile pour Marie-Louise d’ignorer leur manège. Selon leur préférence pour Cocteau, Sartre ou Rousseau, chacun repart habituellement avec, sous le bras, une pile de livres et un colis ficelé comme un cochon. C’est toujours Madame Wagner qui traite avec eux, sauf en cas d’urgence comme il n’est arrivé qu’une fois. Marie-Louise avait dû remettre un de ces paquets à Pierre, l’un des plus réguliers, sans échanger un mot ni même un regard. Elle n’avait pourtant pas résisté à la lecture du gros titre qu’elle avait déchiffré sous le papier blanc. Défense de France.
Ce matin, dès ses premiers pas, elle le sait, elle le sent, l’heure n’est pas à la légèreté. Trop d’habitués, trop de tensions, trop de chuchotements planent dans l’air. Alors, elle baisse la tête et file droit jusqu’au fond de la librairie rejoindre les colonnes de livres dont elle fait l’inventaire. Alors qu’elle avance dans le rayonnage, elle entend la clochette de la porte d’entrée résonner une fois, puis deux et cela fera cinq fois lorsqu’elle aura atteint sa table de travail. Alors qu’elle s’installe, reprenant son crayon et son cahier là où elle les avait laissés la veille, elle sent monter dans la librairie une tension palpable, maintenue par un brouhaha de chuchotements. Comme une musique entêtante, la clochette résonne de ses notes aigües avant de se s’effacer dans un froissement de tissu et un bonjour enjoué. Vingt fois, peut-être trente, sans que jamais un au revoir ne se fasse entendre. Marie-Louise cache son angoisse dans son cahier, prenant chaque livre comptabilisé comme une victoire sur la curiosité qui la tenaille. A chacun de ses allers-retours entre les étagères et son espace de travail, la circulation entre les étals se fait de plus en plus difficile. Elle croise des visages connus, aperçoit des paquets blancs et ficelés au bras de certains, surprend des chuchotements et des rires que certaines femmes laissent échapper. La température monte, l’air devient suffocant, Marie-Louise sent glisser des gouttes brûlantes le long de sa nuque. La seconde colonne de livres à peine entamée, elle abandonne, pose son cahier et son crayon sur la table avant de se saisir de son éventail, et lever les yeux. La librairie n’a jamais été aussi pleine de monde. Elle en est certaine : ce n’est jamais arrivé. Il n’y a plus une once de retenue, une once de silence tant les voix s’entrechoquent bruyamment. Elle cherche Madame Wagner des yeux, en vain. Marie-Louise aurait voulu se faufiler dans un trou de souris pour ne pas être là, aussi passive que perplexe, aussi impliquée qu’ignorée. Madame Wagner lui avait proposé de s’impliquer dans le réseau quand elle l’avait interrogée sur les échanges clandestins. Elle aurait voulu remonter le temps à cet instant, et choisir autre chose que le déni. Quelque chose se passait et tout ce qu’elle avait, c’était des suspicions, des doutes, des peurs.
C’est alors que la sonnette retentit une fois de plus, faisant entrer dans la librairie un silence glacial. Il y eut quelques secondes où le temps parut comme suspendu. Quelques secondes de vide avant que tout vacille. Du fond de la librairie, Marie-Louise retient son souffle. Elle voit juste à l’entrée, au-dessus des chapeaux et des têtes découvertes, des mains armées prêtes à tirer en l’air. Les brassards rouges lui apparaissent entre deux silhouettes, suivis d’une annonce froide qui brise le silence dans un éclat de cristal : la Gestapo. Les hommes et femmes qui lui font face sont bien trop nombreux pour simuler un quelconque intérêt personnel à la littérature. Pris dans une souricière, il n’y a aucune porte de sortie hormis l’entrée couverte par les uniformes kaki. Une ou deux femmes lancent des cris. Surprise, effroi, folie, personne ne le saura pas. Trois coups sifflent au milieu de la foule, atteignant parfois leur cible, parfois non. Des corps tombent dans un bruit sourd alors que d’autres blessés crient leurs douleurs un poing dans la bouche. Marie-Louise sent sur ses joues couler des larmes froides, pour ces femmes tombées, pour la peur qui la tenaille, pour l’inconnu qui l’attend. Elle entend alors la voix forte de Madame Wagner. Dans un bourdonnement assourdissant, elle la voit fendre la foule, droite et fière, son fusil en l’air. Pendant une seconde, elle croit que les soldats vont reculer. C’est alors qu’elle aperçoit des hordes d’uniformes arrivant au trot dans cette petite rue sombre qu’est la rue Bonaparte. Dans la librairie, l’homme au pistolet affiche un sourire sardonique sur le visage, et vient se positionner juste devant la libraire. Elle ne s’est jamais servie d’une arme. Elle le sait. Il le sait. Un nouveau coup éclate. Marie-Louise hurle d’effroi, bientôt suivie par d’autres. Le brouhaha prend une telle ampleur que certains des agents de la gestapo sont tentés de tirer dans le tas. Du bout de sa table, Marie-Louise trouve un angle de vue sur l’entrée et la rue, et voit alors cette femme qu’elle admire tant, sa robe ensanglantée. Elle est malmenée, bousculée, tirée par les cheveux et projetée à terre. Un nouveau coup de feu résonne dans la rue jusqu’au cœur de la librairie. Le corps de la libraire repose comme un chiffon au milieu de la rue, immobile. Deux agents la saisissent alors par les bras pour dégager le passage, avant de disparaître avec elle dans un fourgon.
Ensuite, elle ne sait plus. Les détails ont fuit sa mémoire. Elle se souvient qu’elle a suivi son rang, enjambé quelques corps, plongé ses bottines dans des flaques de sang qui se répandaient sur le sol. Elle se souvient des piles de journaux brûlées dans la rue, avec quelques livres de Cocteau.
Ce dimanche, comme une fois par mois, elle se rendra à nouveau rue Bonaparte, et devant l’ancienne librairie devenu magasin de vêtements de luxe, sa gorge se serrera une fois de plus.