Cela fait longtemps que j’essaye de mettre sur papier ces expériences quotidiennes de racisme ordinaire, vécues dans le cadre de mon travail…
Je ne sais pas si j’ai réussi, mais le faire m’a fait du bien. Pour prendre un peu de recul, c’est sous forme d’une histoire que j’ai souhaité l’écrire. Peut-être dans l’espoir d’échanger avec vous sur ces discours quotidiens polluants et toxiques, qui se glissent sous les portes et s’infiltrent dans la moquette…
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Rien à faire, je ne sais pas m’y prendre. En à peine quelques semaines dans l’entreprise, voilà le sixième contrat qui m’échappe des mains. Le client s’éloigne dans le couloir, sans un regard. Et me voilà sur le pas de la porte, dépitée, déprimée et seule.
Je repars vers mon bureau, l’esprit préoccupé. C’est alors que j’entends mon prénom. Dans un bureau vitré, deux seniors de l’agence, la cinquantaine bien entamée, me font signe d’approcher. Nous les appellerons Xavier et Christine.
A peine entrée, ils me proposent un chocolat que je m’empresse d’accepter, bien incapable de résister à un petit réconfort gustatif.
Le sourire aux lèvres et l’œil moqueur, je leur demande s’ils n’ont pas autre chose à faire qu’engloutir une boîte de chocolats, aussi bons soient-ils.
Xavier se tourne alors vers moi, avec sa magnifique barbe rousse et son crâne dégarni. Le menton en avant, le sourire en coin, il me demande d’où vient le client qui sort tout juste de mon bureau. Ma bouche est pleine. Je lui offre un froncement de sourcils en guise de réponse. Il agite alors frénétiquement la main vers son visage en répétant sa question. La main camouflant mon nettoyage de dents improvisé, je lui demande où il veut en venir.
Selon lui, mon client serait un juif, et pour le vérifier, il me réclame son nom. Je réponds, des relents de dénonciation dans la gorge.
Xavier et Christine s’exclament et se félicitent de leur vivacité d’esprit. Ils ont sur le visage le sourire de ceux qui croient détenir une vérité absolue. Le regard surpris, ils m’interrogent : n’aurais-je pas appris, avec le temps, à reconnaître les juifs ?
Quoi ? Que répondre ? Le feu me monte aux joues. Je me sens ridicule, démunie. Je suis enclavée par les codes de l’entreprise, leur âge, leur supériorité hiérarchique, le contexte, l’endroit. Je laisse échapper un murmure plein d’incompréhension.
Encouragé par les sourires approbateurs de sa collègue, Xavier me détaille sa méthode : d’abord observer leur nez légèrement crochu, et ensuite surveiller leur accent typique. Une fois bien identifié, il me conseille clairement de me méfier car les juifs seraient « fourbes dans l’âme ».
A son tour, Christine joint sa voix rauque à ce joyeux discours. Les cheveux décolorés coupés courts, des lunettes aux verres fumés sur le nez et une ribambelle de fines chaînes en or autour du cou, elle affiche un air froid et réprobateur qui ne la quitte jamais. Elle lance, sûre d’elle, qu’il ne faudra pas attendre longtemps avant de voir réapparaître des camps de concentration. Ces gens n’auraient « rien appris de leurs erreurs ». Elle se reprend soudain : il faudrait plutôt des camps d’extermination. « Ainsi, le problème serait plus vite réglé que la dernière fois ».
Il n’y a aucune grimace sur leur visage, aucun tic nerveux, aucun geste de recul. Je suis comme figée. J’ai la nausée. Xavier ajoute, une lumière au coin des yeux que « la shoah a existé par leur faute, à ces juifs ». Il ajoute qu’ils auraient un comportement déviant évident qui expliquerait pourquoi leur peuple serait pourchassé depuis toujours.
Pris dans leurs discours, ils oublient ma présence. J’arrête de respirer, avale ma salive, et fais un pas en arrière. Par réflexe. Par peur. Peur de leurs mots, peur que leurs insanités me contaminent. Je quitte leur marécage boueux en silence et je retrouve mon bureau, l’esprit bousculé de mille questions. Mille questions, et un sentiment de culpabilité. Je les ai laissé dire. Je n’ai rien dit, rien fait. Rien.
Quelques semaines plus tard est arrivé ce déjeuner de bureau.
Ce jour-là, la discussion s’est passionnée sur ce fait divers de la veille, où des policiers qui avaient tenté de contrôler une femme intégralement voilée s’étaient vus pris à parti par une cinquantaine de personnes.
Le sujet était lancé.
Cette fois, c’est Christine qui s’illustre dans un long monologue sur la liberté des femmes, le sol français, et le sang des résistants. Et l’immigration, bien sûr.
Très vite, les théories fascistes du grand remplacement résonnent dans la petite cuisine. Des fourchettes s’activent dans les barquettes de salades. Autour de nous, des regards fuyants, des oreilles verrouillées. Elle pense avoir un auditoire captivé, elle a un auditoire de lâches. Seul son compère bedonnant l’approuve de la tête. D’ailleurs il s’empresse de dire que lui voit bien ce qui se passe en banlieue. « Ca a déjà commencé. »
J’ai chaud, très chaud. Impossible cette fois de me taire. La lâcheté ne peut pas être notre seule réponse. Ma voix est pleine de colère et je me retrouve bientôt seule face à eux. Je tente de contrer leur discours. Mais leurs mots sont de plus en plus agressifs. Du voile à la burqa, en passant par Daech et Boko Haram, je tente de rester sur mes positions, d’avancer la liberté de religion derrière la liberté de la femme. J’ai des croyances optimistes, je crois en un monde solidaire et je veux le revendiquer. Je leur jette des qualificatifs qui m’arrachent le cœur. Racistes. Sectaires. Répugnants. Extrémistes. Mais j’ai tort, me crachent-ils. Eux, racistes ? « Non, juste réalistes. »
Ils sont soudain debout et se rapprochent. Leurs deux visages sont tout près du mien et ma chaise est collée au mur. Me voilà qualifiée d’ignorante, de naïve. Je tente de résister mais chacun de mes mots est comme broyé. Leur haleine est toujours plus fétide et leurs postillons toujours plus nombreux. Comme une enfant à qui on fait la leçon, ils répètent leurs idées une fois, deux fois, dix fois. Ça sonne comme des ordres. Ils veulent que j’approuve, que je me rallie.
Finalement, c’est l’heure qui tourne qui me libère de leur emprise. Pour cette fois.
Le racisme ordinaire occupe le quotidien au bureau. Il se diffuse dans l’air, prend place dans les réunions, s’insinue dans les esprits. Face à une minorité qui s’exprime sans craindre les étiquettes, la majorité se tait et choisit d’ignorer. La peur de l’autre et de sa haine, aveugle et tétanise. Et pourtant, le combat anime les esprits. Comment le mener ?
SweetieJulie says
J’aurais eu les mêmes réactions. Le choc de la première fois dépassée lors de la deuxième conversation, parce que ça va trop loin et que le silence a déjà fait trop de victimes. Il en fallait du courage pour réussir à trouver les mots et s’adresser à eux. Parce qu’ils ne font que répéter ce qu’ils ont pu entendre, ce qu’on a pu leur dire encore et encore. Ils se croient meilleurs et libres, supérieurs, mais ils n’ont pas compris la richesse de la différence et la liberté que nous avons dans nos choix. Ils parlent des camps d’extermination comme si c’était un parc d’attraction… ils ne mesurent pas les conséquences sur notre humanité. Ce récit est glaçant, effroyable, et c’est pourtant la réalité, le racisme qui gangrène nos sociétés….