23h13. Ma montre annonce les dernières minutes d’une belle journée passée au soleil, probablement la dernière journée chaude de l’année. La fin du mois de septembre a laissé l’été s’installer pour quelques jours de plus. L’automne arrive discrètement à la tombée du jour, avec ses brumes et ses courants d’air frais. Déjà l’humidité du sol remonte le long des pieds de chaises et dépose sur la nappe en papier une fine couche de bruine. Autour de la table, tous refusent de rentrer, préférant enfiler un gilet en laine pour contrer la fraîcheur.
Je m’éloigne des tables blanches aux lampions multicolores. Je fuis les plats froids, le gâteau au chocolat et la salade de fruits. J’esquive les haleines chargées d’alcool, les tapes dans le dos, et les discussions réchauffées. Je fuis la lumière pour me réfugier à l’abri nocturne des grands chênes. Ce soir, la lune est pleine.
J’avance, enveloppée de mon châle gris. Peu à peu, les cris s’éteignent. Je n’entends plus que des voix étouffées ponctuées par des éclats de rire et des tintements de verre. Des secondes de plaisir et de bonheur qu’ils s’échangent au rythme d’une danse dont j’ai oublié les pas. Mes pieds effleurent les herbes hautes et inscrivent des empreintes que l’obscurité avale en quelques secondes.
Loin du faste, loin du bruit, la nature reprend ses droits. Quelques grenouilles font entendre leur présence, une chouette hulule au loin, les branches s’animent, et en contre-bas du jardin chuchote la rivière. Je ne résiste pas à l’envie de me glisser encore davantage dans l’atmosphère froide et magique d’une nuit de pleine lune.
Je parviens au mur de briques rouges qui longe le jardin. Mes doigts courent le long de la fissure qui ne cesse de se creuser avec le temps. Les souvenirs reviennent par bribes alors que ma main caresse la pierre. Je souris à la pensée de toutes ces années passées. Echappées dans un souffle.
Il n’est pas venu. Je l’ai attendu. J’ai espéré entendre à nouveau sa voix grave, pouvoir à nouveau goûter à la douceur de sa peau dans une simple bise. Mais il n’est pas venu. Se souvenait-il encore de moi ? Trop de temps a passé, trop de rencontres sont venues gommer ce qu’il restait de nous. Comment parler d’un « nous » quand cela se résume à quelques heures passées autour d’une photocopieuse un été, il y a quatre ans ? Un simple petit boulot d’étudiant censé s’oublier vite…
Soudain, je suis traversée d’un violent frisson. Je serre un peu plus fort l’écharpe qui ne m’a pas quittée de la soirée. Le froid commence à se faire sentir.
« -Camille ? «
Un souffle, un mot. Sa voix a craqué l’atmosphère en un éclair pour venir me saisir à la gorge. Il est là, dans l’ombre, juste derrière moi. Son murmure a glissé le long de ma nuque, emmenant avec lui une mèche de mes cheveux. Arnaud…
Son prénom résonne en moi comme une cloche dans une église. Je frémis à l’image des feuilles balancées par les arbres. Chaque parcelle de mon corps se fige. Je suis pétrifiée, gelée. Mes yeux s’accrochent au mur, une pierre plus creusée que les autres, plus abîmée par le temps. Ma gorge se serre, mon ventre se raidit, mes mains sont moites. Peut-être n’est-ce qu’une hallucination, un effet dû au vin bu tout au long de la journée ? Mon esprit s’emballe. Peut-être pourrais-je me fondre dans la nuit en restant dans cette position. Il suffirait de rester ainsi, immobile. Les fougères pourraient emprisonner mes jambes et m’attirer dans le ventre de la terre ou peut-être pourrais-je me fondre dans le mur, me glisser dans cette faille, combler la brèche. S’accrocher pour ne pas tomber. Respirer pour ne pas sombrer. Se mordre la lèvre pour se saisir de l’instant, pour garder une trace. Se mordre pour revenir dans la réalité.
« – Camille… »
Cette fois ce n’était pas un chuchotement échappé dans l’air. Sa voix s’est cognée au lobe de mon oreille. Ma tête me tourne, je vacille, je tombe. Non, mes jambes sont de pierre. L’engourdissement de mes mains se fait si violent que je dois serrer mes poings. Mes yeux se ferment un instant. Une seconde à peine de peur de perdre le sens des réalités. En cet instant rien n’est plus important que l’atmosphère. L’oxygène se raréfie, ma poitrine se soulève au rythme des goulées d’air frais avalées. Peu importe la puissante folie qui hante ce lieu, ces secondes, ces minutes, je veux être ici. Plus qu’un souhait, une intime conviction.
Devant moi, je ne vois que le mur de pierre, et l’ombre lunaire des arbres qui s’y projette. Pourtant, il est tout près. Je peux sentir la tension s’accentuer sur mon dos. Chacun de mes muscles se contracte un peu plus alors qu’il s’en approche.
Soudain, sa bouche se pose sur ma joue. Ses lèvres s’accrochent à ma peau. Elles y posent un baiser muet. Un baiser intense. Un baiser volé. Son visage s’échappe s’envole, laissant dans son sillage un souffle venu caresser ma nuque. Je frémis. Ses mains glissent le long de mes bras pour attraper et dénouer mes poings. La chaleur de son corps liquéfie le mien.La fièvre envahit mes joues, enflamme mes sens. Mes jambes se tournent, sans se dérober. Le magnétisme est palpable lorsque je trouve son visage à quelques centimètres du mien. Le clair de lune accentue son teint diaphane et brouille ses traits anguleux. Je plonge dans son regard noir sans regrets. Un puits profond, sans fond, sans aucune branche à laquelle s’accrocher. Je m’accroche à son bras. Un nouveau contact électrique qui saisit tout mon corps. Et quand nos lèvres se touchent, je sombre. Un baiser ou deux. Une seconde d’éternité.
Marie Kléber says
Epoustouflant. J’ai vibré avec elle.
J’aime le contraste entre le début, lent, serein et la fin, agitée, passionnée.
Louisianne says
Quel beau texte ! En le lisant j’ai oublié où j’étais, j’étais l’héroïne, je vivais cet instant avec elle.