Assise sur le siège passager, mon regard se perd dans la contemplation de l’horloge de la voiture. 18h21, on est samedi et il fait encore un temps magnifique. Il est presque difficile de croire que la soirée va tomber, tant la chaleur qui caresse le bitume et s’engouffre dans l’habitacle est palpable. Les jours d’été s’annoncent radieux… Voilà qui annonce de bons barbecues à la maison, des verres de sangria bien frais, et des nuits sans un souffle de fraîcheur. Une grimace m’échappe à l’idée que je n’aurais droit ni à la sangria, ni au rosé. Il va vraiment falloir que je cherche quelques recettes de cocktails sans alcool… D’autant plus que je découvre depuis quelques heures que ce climat n’est pas pour faciliter ma grossesse. Mes pieds me l’ont bien fait comprendre en refusant de rentrer dans ces sandalettes à brides que j’avais repérées quelques jours plus tôt, en vue des ventes privées… Les aléas classiques d’une fin de grossesse en plein été. J’inspire profondément à la vue de la file de voiture qui s’arrête devant nous au feu rouge. Je regarde Guillaume, et dans un souffle, lui demande s’il est bien sûr d’être dans les temps pour la séance de 19h00. Le temps de passer les quelques ralentissements, et de décharger les courses, me paraît un obstacle de poids pour être à l’heure au cinéma et prendre nos places. Un sourire en coin, il me dit que oui, bien sûr. Le ton appuyé de sa voix fait allusion à mon côté un tantinet autoritaire, mais je préfère en sourire et lui faire confiance.
J’allais tourner la tête vers le trottoir quand soudain, une voiture s’arrête brusquement au milieu de la route, sur la bande zébrée qui devance le terre-plein central. En sortent dans une rage palpable, deux hommes, le conducteur et le passager. Tous deux s’avancent, quasiment en miroir, sans se quitter des yeux, vers l’arrière de la voiture. Ils se percutent brusquement, avant de se bousculer l’un et l’autre, dans des accès de hargne. De là où je suis, je ne vois que le visage du conducteur, les yeux noirs, le regard froncé par des rides de colère, le menton fier, prêt à rugir, prêt à mordre. Le silence s’installe dans la voiture, nous liant les mains. Un premier coup part, avant qu’une bataille à la seule force de leur front ne commence. Ils se déportent vers le trottoir. Je crois voir qu’ils s’embrassent, avant que l’un ne pousse l’autre violemment.
« – Faut faire quelque chose !!
– Oui, mais quoi, je vais pas m’immiscer dans un truc pareil juste pour me faire casser la gueule !!
– On fait quoi ? J’appelle la police ??! Oui, j’appelle la police. »
Les klaxons commencent à se faire entendre, alors que je me saisis de mon téléphone, les mains tremblantes. Me revient soudain, le souvenir d’un accident de voiture auquel on avait assisté aux premières loges, il y a quelques années. J’avais été tellement choquée que je n’avais pas su le numéro des pompiers. Je me sens plus sûre de moi, le numéro de la police me revenant sans effort.
Je suis soudain déconcentrée par une silhouette qui passe en courant devant de la voiture en direction du grabuge. Ils sont trois désormais. L’un tient le passager, et l’autre lui assène des coups dans le ventre avant de le laisser tomber à terre comme un sac de courses, et lui envoyer des coups de pieds dans les côtes.
Ne quittez pas, vous avez été mis en relation avec …
« – Le SAMU, bonjour !
– Merde, je voulais faire le numéro de la police !
– La police, c’est le 17 Madame…
– Merde, pardon, pardon… »
Je raccroche, mais le téléphone refuse de basculer sur la numérotation. Je m’énerve, je m’acharne, voilà que l’écran m’annonce rappeler le 15. Soudain, l’un des hommes se saisit d’un casque de moto et se met à courir. Il arrive à hauteur d’une voiture devant nous, et frappe violemment le conducteur à travers sa vitre ouverte. Deux coups de casque avant de repartir.
A côté de nous, un taxi parisien. De la vitre passager, une voix féminine ordonne au chauffeur d’avancer, de rouler, de passer ce carrefour, mais la voiture ne bouge pas, restant à notre hauteur, en retrait de la scène. J’arrive enfin à saisir le 17.
Ne quittez pas, vous avez été mis en relation avec la police. Votre numéro est enregistré, tout abus sera puni.
Je lève la tête et constate que les voitures commencent à avancer.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Rien, c’est fini, annonce Guillaume, comme s’il s’agissait de la fin d’un concert.
Ne quittez pas, vous avez été mis en relation avec la police.
– Mais qu’est-ce que je fais alors, je laisse tomber la police ?
– Ben oui : c’est fini, y a plus personne là… C’était le mec de la BM qui était visé, et il vient de repartir, regarde. Il me montre un BM foncée à quelques mètres de nous, coincée dans la file des voitures qui attendent que le second feu rouge passe au vert.
Je raccroche, sonnée. Nous tournons au premier feu en direction de notre immeuble, quand une voiture nous double à grande vitesse. Je reconnais la voiture arrêtée sur le terre-plein central.
– Ah merde, siffle-t-il. Ça sent la course poursuite là…
– On fait quoi ?
– Tu vas pas appeler la police pour dire que tu penses qu’une course-poursuite se lance dans le centre-ville, si ?
– C’est vrai que c’est un peu ridicule. Le temps qu’ils arrivent, et puis je ne sais même pas quelles voitures c’est…
Je n’ai absolument rien noté, rien retenu. Je ne sais pas de quelle marque était la voiture du terre-plein, mise à part qu’elle était noire. Nous sommes tous les deux incapables de nous souvenir d’un chiffre ou d’une lettre de la plaque d’immatriculation, ou de décrire les visages des inconnus bagarreurs. Quant au nom de la rue où on était, nous n’en avons pas la moindre idée, bien qu’elle ne soit qu’à une centaine de mètres de chez nous. Des témoins totalement inutiles… Une phrase résonne dans ma tête, comme une musique mesquine et redondante : « L’assistance à personne en danger, c’est quoi ? »