La rame de métro a freiné dans un bruit sourd. Arrachée à une rêverie de quinze secondes, j’ai juste le temps d’attraper mon sac qui s’échappe de mon épaule et de m’accrocher à la barre verticale. Elle est aussi poisseuse que la veille. Aussi écœurante que tous les jours de ces huit dernières années.
Des femmes qui étaient debout sont tombées sur d’autres qui étaient assises. Des talons aiguilles écrasent des orteils nus. Des cris s’égarent. L’atmosphère se réchauffe. Les voix se libèrent. Surprise. Peur. Agacement. Colère. La lumière s’éteint. Il fait noir. Le silence angoissant se fait lourd. Ma gorge se serre, j’ai du mal à avaler ma salive. Ma voisine souffle de toutes ses forces, espérant probablement se débarrasser du stress qui l’envahit peu à peu. Le temps s’est arrêté. Une seconde, deux secondes, dix secondes. Le sablier laisse échapper sa poudre de perlimpinpin au ralenti. Je commence à paniquer. Ma respiration m’échappe, et j’ai le tourni. Je choisis de fermer les yeux et de me concentrer. D’abord remplir le ventre, puis les poumons avant de tout souffler comme si on voulait éteindre les mille bougies d’un gâteau d’anniversaire. Les tic-tac des montres commencent à danser à l’unisson quand enfin, le silence vient tout enserrer. Et soudain, les lumières se rallument. J’ouvre les yeux, et dans l’éblouissement de quelques secondes, je vois des regards inquiets croiser des visages qui feignent l’indifférence. Va-t-on rester ici ? Combien de temps, pourquoi. Mille questions hantent l’air. Et personne ne sait.
Il est là. Au milieu du wagon. Une main accroché au plafond. Une gueule d’ange. La vingtaine. Une vraie gueule d’ange. Une de ces gueules que l’on ne voie que dans les grands écrans. Le visage anguleux, comme dessiné au fusain. La peau dorée comme un caramel au beurre salé. Des yeux perçants aussi clairs que l’acier. Le regard voilé par quelques mèches brunes trop longues.
Il mord sa lève inférieure par petit coups. Une fois, deux fois, trois fois. Il soupire. Il tourne la tête à droite, se passe une main dans les cheveux. Il soupire en silence, puis revient mâchonner la boursouflure de sa bouche. Une fois, deux fois, trois fois. C’est compulsif. Nerveux. Répétitif. Automatique.
La rame repart. Un soulagement soulève les cœurs autour de nous. Les bras se détendent, les muscles s’assouplissent. Lui reste impassible. Il porte un sweat anthracite et un sac à dos noir. Les anses sont couvertes de dessins au blanco. Il y a 15 ans, je tartinais déjà ma sacoche. Voilà des choses qui ne changent pas. Mais alors que sur le mien il y avait des dessins aussi inutiles que débiles ; sur le sien, il y a des mots. Et là, d’une anse à l’autre, il y a même un message. Les lettres sont grandes. Des majuscules larges et appuyées, sans rature, sans écart, écrites sur une ligne invisible qui va d’une épaule à l’autre.
« We are the order »
Les stations passent les unes après les autres. Des gens entrent, d’autres sortent. On me bouscule, on m’entraîne vers le fond du wagon. Je pars avec ces mots dansant devant mes yeux. We. Are. The. Order.
Qui a écrit çà ? Qu’est ce que ça signifie ? On n’écrit pas ce genre de choses pour rien. Lui ne bouge pas, la main accrochée à une poignée du plafond. Il tourne sur lui-même. On pourrait croire que les émotions glissent sur lui sans jamais l’atteindre. D’autres gens sortent, d’autres rentrent, et le voilà à nouveau face à moi. Il est à quelques centimètres tout au plus. Aucun parfum. Aucun déodorant. Aucune odeur. Rien. Il se mord toujours la lèvre qui est devenue rouge sang. Il passe toujours une main dans ses cheveux toutes les dix secondes.
Les stations passent. Celle où je devais m’arrêter, puis la suivante, et encore une autre. Je sais que je dois descendre, et pourtant une seule question m’obsède : qui est-il ?
Je l’imagine déjà sous une toge noire, le visage caché dans l’ombre d’une capuche, et sa lèvre boursouflée éclairée par la lumière blafarde d’un écran d’ordinateur. Je n’ai pas regardé ses mains, je n’ai pas vu si ses doigts étaient calleux, si ses ongles étaient rongés, comme le sont souvent ceux des accros du clavier.
Mes yeux me piquent. Mon souffle s’emballe. Il faut que je descende de ce wagon. Je joue des coudes, je le bouscule Il tourne la tête vers moi, ses yeux glacés rencontrent les miens. J’ai froid d’un coup. Je saute sur le quai du métro, le souffle court. Dans un réflexe, je me retourne vers lui. Il me regarde. Je sens ses yeux tenter de venir saisir quelque chose dans les miens. La vitre est entre nous et pourtant le danger est palpable. Je devrais partir et pourtant mes yeux ne le quittent pas. Je descends mon regard sur ses épaules.
« We are the order »
Le message est là. Il brille, il m’appelle, il me chuchote des mots que je ne comprends pas, il m’entraîne dans des images que je ne maîtrise pas. Il y a quelque chose.
Je remonte les yeux sur son visage, les siens me dévisagent toujours. Ma gorge commence à me faire mal. Mes tripes se tordent. Est-ce qu’il va sortir, me saisir d’une force surhumaine le dos du cuir avant de m’envoyer contre le mur ? Est-ce que je vais être une de ces victimes que tout le monde voit mais que tout le monde évite là, à Sèvres Babylone, un lundi matin, à 9h passées ? En danger dans l’indifférence générale ?
N’avais-je pas fait un rêve de ce genre la veille ? Ne m’étais-je pas réveillée brûlante de sueur, avec une boule de larmes au fond de la gorge et l’envie de me couvrir d’une couette gigantesque ? Et si c’était prémonitoire ? Mes pieds s’enfoncent dans le sol. Je me liquéfie sous le poids de son jugement, de son aura.
La sirène du métro sonne et me sort de ma torpeur. La rame part dans le tunnel, l’éloignant de moi au fil des secondes.
Ma gorge se desserre, mais je suis de plomb. Je regarde les phares rouges s’éloigner dans le couloir sombre, et je me laisse entraîner par mon imagination qui fait exploser la rame. Une boule de feu, un bruit affreux, une chaleur suffocante. Quelque chose qui viendrait appuyer la peur qui m’étreint encore, qui viendrait donner du crédit à mon angoisse. Mais il ne se passe rien.
C’était un lundi matin à Paris
Marie Kléber says
Terrifiant. Cela semble si réel. Il y a des regards qui nous poursuivent et nous font perdre pied, qui hantent les jours et les nuits. On sent dans ton texte toute l’angoisse qui monte et terrasse, liquidant tout sur son passage. Je me suis vue descendre parfois d’une rame, avant ma station, tellement la peur était intense.
Que ta journée soit douce.
Julie says
Oui, mais je dois t’avouer que ce texte mélange réalité et fiction… Le sac existe, le message aussi, et c’était bien lundi matin, mais le reste n’est que mon imagination 😉
Mamanchloe says
Excellent ! Je suis vraiment transportée en lisant ton texte. J’adore, tu es très talentueuse !
Sarah Ymum says
Ce texte est sublime. Tu m’as transportée, emportée avec toi dans cette rame moite et bondée.
Amandine plume2vie says
Tu me transportes Toujours autant Cest fou