Le rond-point. Une voiture. Deux voitures. Un camion et un virage plus loin, c’est le parking souterrain. Se garer. En bataille. Il faut toujours se garer en bataille dans les parkings souterrains. On est lundi et avec un peu de chance, je n’aurai pas à faire cent cinquante manoeuvres en tirant un peu trop fort sur mon levier de vitesse. A la cinquième allée, le paysage est clairsemé, et mon coeur cesse de s’emballer. Je me gare et jette un oeil en arrière : les sièges sont rabaissés et la plage arrière est envolée. Tout est prêt. Je vérifie que mon sac a bien conservé ma carte bancaire et mon chéquier sans l’avaler dans ses multiples replis.
Il est temps d’y aller. Le géant suédois m’attend.
Un oeil au vigile à l’entrée. Un sourire envoyé sans qu’il ne lui parvienne. Son regard sombre reste figé vers la porte automatique. Ouvert. Fermé. Fermé. Ouvert. La journée, l’habitude, l’ennui lui envoie des visages flous. Des clones. Je suis un mouton… Tant pis.
En haut de l’escalator brillent déjà les premières lueurs de Noël. Des bougies blanches et rouges, des cerfs et des étoiles d’hiver. J’en prends une puis deux. Il faudrait des coupelles pour amortir la chute de la cire. Des blanches ou des transparentes ? Des blanches plutôt. Cinq minutes plus tard, deux bougies et trois coupelles dans les mains, le projet dressing me revient comme un boomerang. J’avais déjà oublié pourquoi j’étais venue. Je lâche mes bougies dans le décor sombre et british de la première bibliothèque qui se dresse sur ma route. Cette fois, pas de débordement, pas de froufrous ni ne fantaisies.
Les tables de salon ralentissent mon pas. Une table grande, blanche, aérée, juste comme j’aime. Je prends une photo, garde en souvenir ce panneau stop sur ma folle journée, juste assez de temps pour voir que la batterie de mon téléphone fond comme neige au soleil…
J’accélère. A peine quelques mètres de parcourus que déjà j’ai fait un demi-tour sur moi-même. Les bureaux m’arrêtent. Qui dit bureau dit écriture… Doux fantasme qui s’évapore quand le souvenir de ma reprise d’études manquées me revient en mémoire. L’odyssée d’Homère et les aventures d’Enée. Des heures passées à décortiquer les premiers chapitres, à rédiger une dissertation, et ce premier retour de copie qui m’avait brisé le coeur. Une mauvaise note. Sans annotation. Sans explication. La fin d’un rêve.
Les chaises de bureau. Les jolies qui qui font mal aux fesses et les fonctionnelles dignes des bureaux de la banque… Les cuisines pop et les lits à baldaquins. La zone financement où cet homme s’est endormi le nez en l’air et la bouche ouverte. Les familles qui font la queue pour avoir des simulations de cuisine. Les enfants qui se perdent et les bébés qui dorment. Les couples qui s’engueulent. Des jeunes. Des vieux. Ceux qui se chamaillent pour une plante. Ceux qui se bagarrent pour le temps. Ceux qui ont faim et ceux qui veulent partir.
Un virage, un caddie, et enfin, le rayon rangement. Des étagères. Les blanches sont ma cible. Basique, pile ce qu’il faut. Autour de moi c’est tout un régiment d’ Expedit et de Kallax. Les grises à la dernières modes, et les noires qui ont chassé les wenge. Les brillantes qui m’attirent comme un papillon. Je caresse, je visualise, je me projette, avant de revenir à la réalité. Payer 150 euros de plus pour du brillant ? Non.
Papier, stylo, et calculatrice viennent bientôt faire d’un bout d’en tre elle mon bureau.
Dessins, notes et références. Le gris. Le noir. Le bois. Les paniers. Les portes. Les tiroirs. En osier. Foncé. En bois de cagette. Clair. Noir. Des corbeilles. Utiles. Inutiles. Blanc et bleu. Blanc et Bois. Blanc et gris. Compter les cases. Compter les portes. Oublier l’espace penderie. Recommencer. Recompter. Perdre son papier entre l’étagère blanche et l’étagère bleue. Compter. Recompter. Raturer. Et se décider. Blanc et bois et bleu. Trois couleurs. C’est pas trop ? Et le mur… le mur vert et l’étagère bleue. C’est risqué ? C’est risqué. Je prends le risque ? Je prends le risque.
Deux sacs jaunes sous le bras, des paniers en osier qui se cognent les uns contre les autres. Les épaules en compote, et mes pas qui s’accélèrent. Des nouveaux couples qui se disputent, et des amoureux qui rêvent leur studio avec des étoiles dans les yeux.
Le libre-service. Des bougies. Des décorations de Noël. Oh, des serviettes en papier. Un paquet ? Deux paquets ? Non, trois paquets c’est bien. Quatre. Cinq c’est prendre de l’avance. Les draps, la vaisselle, les plantes, deux sacs remplis à ras bord, et le dos qui trinque. L’idée que peut-être, 50 mètres plus haut il y avait des caddies. Faire demi-tour. Tomber sur des boîtes qu’on avait manquées. Des banches, des bleues, des grises. Des boîtes en métal et des boîtes d’archives. Choisir. Mettre dans le caddie. Changer d’avis. Enlever. Une fois. Deux fois. Fermer les yeux. Soupirer. Souffler. Choisir. Changer d’avais et partir.
Les meubles. Allée 0. Place 3. Allée 1 place 15. Allée 0 place 1. Caddie trop petit. Le vider. Ranger les serviettes avec les bougies. Et prendre le trans-palette pour les petites mains. D’abord les gros cartons. Les cartons de vingt kilos qui viennent m’embrasser avant de retomber sur le caddie sans freins de la meilleure des façons possibles, la seule et unique : comme ils peuvent. Bientôt, les cartons deviennent une masse géante et le caddie qui menace de ne pas avancer. Combien de colis. Deux, trois, quatre, huit, quatre, deux. Plus les ampoules, les serviettes, et les bougies.
Autour de moi, une femme regarde la pile de cartons. Pendant une minute, puis deux, puis trois. Elle me demande si j’ai un camion. Non, mais je vais me débrouiller. Pousser. Compter. Poser. Paye. Pousser. Essuyer les remarques de gros bras sur l’organisation de mes colis. Leur rire au nez et leur dire que je me débrouille. Oui, toute seule.
Arriver au parking souterrain sans perdre un carton. Pas même un panier. Commencer à voir le but. Et ne plus savoir où est garée ma voiture. Echanger un regard de compassion avec une cliente dans le même cas.
» Pas besoin de faire du sport quand on va chez Ikea hein ! » Non, pas besoin. J’ai transpiré. Mon cheveu a frisé. Et mes muscles sont tendus. Je rêve une seconde dune séance d’étirements. Mais il faut retrouver la voiture. Le caddie vacille sur le caniveau. Il tourne, il bouge, il veut se faire la malle. Et moi aussi. Se gratter la tête. À droite. À gauche. C’était la rangée 7. Non la 8. C’était pas la 6 ? Pousser, râler, et recevoir un klaxon. Sursauter et la voir qui se révèle, coincée derrière une vieille punto. Rouler et prier pour que le trans-palette choisisse d’être sage et discipliné. Poser des articles par terre, d’autres sur le toit. Planquer la clé de la voiture dans la boîte à gants et espérer s’en souvenir.
Le coffre ferme. Tourner la clé dans le contact. Sortir, sourire. Ça semblait impossible, et pourtant…