Devant elle, l’assiette de dessert qui présentait il y a encore quelques minutes, une jolie composition glacée. Désormais vidée de toute sa substance, léchée à la cuillère jusqu’à la dernière goutte, elle revêt un air pitoyable. Les quelques souvenirs du chocolat qui l’avaient si joliment mise en valeur sont aujourd’hui dérisoires. C’était son dessert, le dernier instant de plaisir de cette soirée qu’elle voudrait déjà oublier. Elle avait cru qu’il suffirait peut-être de s’attarder sur cette glace pour donner à cette soirée quelques minutes supplémentaires au cours desquelles, peut-être, tomberait du ciel l’amour sincère qui lie les êtres d’une même famille.
A la gauche de la pauvre assiette vidée de toute sa splendeur, est nonchalamment posée une main. La sienne, alliance en or autour d’un annulaire boudinée. Une alliance en or, qu’un jour, un homme lui a passée au doigt en lui parlant d’amour et de fidélité. Elle revoit encore son regard empli d’étoiles, plein d’espoir quant à cette vie heureuse qui s’annonçait à eux…
Sans réfléchir, son coude droit se posa sur la table, et sa main droite vint recouvrir ses yeux d’une lassitude qu’elle ne peut plus feindre. Tout en massant son front, ses yeux se ferment. Partir, s’échapper, s’évader d’ici. Demain, prendre la voiture, et courir les plages de Normandie. Prendre l’eau de la mer sur son visage. Sentir la chair de poule naître au creux de ses cuisses. Sentir que la vie n’est pas faite que de rendez-vous manqués. Croire encore que l’on peut vivre autrement qu’avec ce sentiment visqueux qui colle à la peau et vous laisse incapable du moindre courage… Se réfugier dans une cabane face à la mer, se munir d’une grande toile, la barbouiller de toutes les couleurs du jour et de la nuit, et laisser ses mains et ses bras s’y perdre.
Il suffit de fermer les yeux, oui, pour imaginer toutes ces choses que l’on ne fera jamais… Sa tête pivote sur sa gauche, en direction de la salle et de tous ces inconnus qui se remplissent la panse. Quoi regarder d’autre ? Elle n’a pas besoin de se retourner sur sa droite, pour imaginer son mari en grande discussion silencieuse avec son verre vide. Le reflet déformé qu’il y voit doit le faire réfléchir sur toutes ces choses qu’il ne fera jamais, lui non plus. En face, d’elle, ses deux enfants. Ses amours, sa vie, son âme… Vraiment ? Fait-on donc des enfants, pour qu’une fois au restaurant, ils se contentent de se murer dans le silence que leur imposent leurs jeux vidéos ? Louane, avec sa Nintendo portable, et Kyllian, avec ce jeu auquel elle n’a jamais rien compris.
Voilà, vue de l’extérieur à quoi doit ressembler ma famille : deux inconnus assis à une table en face de leurs enfants silencieux.
Et dire que cette soirée au restaurant était son idée. Depuis des mois, elle a vu la relation entre son mari et elle se distendre jusqu’à devenir invisible. Une soirée ensemble, dehors, sans télévision, sans devoirs, sans vaisselle, sans cuisine. Enfin un moment pour parler pensait-elle. Un moment pour se retrouver. Quelle idiote… Tout s’était déroulé comme à la maison et allait se terminer exactement pareil. Le voyage retour en voiture se rythmerait aux seuls sons des enfants, si jamais ils en faisaient. Elle regarderait les champs se succéder dans la nuit derrière sa vitre, et lui se contenterait de respecter les limitations de vitesse.
En rentrant, les enfants iraient au lit, et lui irait s’étendre dans cette épave de cuir qu’il appelle canapé. Et elle, elle… Il faudrait qu’elle vérifie la machine qu’elle avait lancée avant de partir, pour ensuite étendre le linge. Elle se réfugierait ensuite dans cet amas de daprs et de couverture que l’on appelle lit conjugal. Elle enfilerait son pyjama bleu à pois blancs, taille 52. Elle le fermerai jusqu’en haut dans l’espoir de faire fuir toute main baladeuse. Une fois terrée, elle tendrait la main sous le lit pour attraper une boîte métallique. Elle retirerait délicatement la clé suspendue à son bracelet pour la glisser dans la serrure. Le couvercle s’ouvrirait alors sur son journal, relié de cuir, et son fidèle stylo, seule relique de sa jeunesse.
Son journal intime, son secret, son trésor, le seul moyen qu’elle ait trouvé pour ne pas perdre ses rêves de femme.
Torhia says
C’est très beau, c’est très triste…
« Tout sauf ça » se dit la jeune fille de 23 ans qui est en train de songer à avoir ce premier enfant. Parfois, quand elle regarde sa nouvelle cuisine et, celui qui bientôt sera son mari, elle se dit que c’est merveilleux, qu’elle est dans « sa vie », « sa vie d’adulte » « la vraie »… c’est un sentiment étrange. Elle se dit que tout sera merveilleux, parce que parfois la nuit quand elle se réveille, elle le cherche pour l’enlacer. Elle espère ne jamais être cette femme dans ce restaurant. Pourtant, elle aussi elle a un journal intime et un stylo qui ne l’a jamais quitté…
rondinette says
Un tres beau texte qui semble si vrai.
Peut-être parceque sur certains détails j’y reconnais ma vie.
Je n’ai jamais eu de journal intime, mais je me suis inventé, fabriqué différentes vies pour pouvoir m’évader de la premiere.
Gabriel Zachsarowsky says
« L’habitude nous joue des tours, moi qui croyait que notre amour était d’une santé de fer… »
Isa tout simplement ... says
Beau texte , triste et surement bien réelle pour beaucoup de femmes ….