Dimanche matin. Le soleil perce les volets en métal, et vient chatouiller le bord du lit. Une jambe sous la couette, une jambe dehors. Il tend le bras pour attraper son téléphone, posé sur un coussin à même le sol. 9h00, à peine. Il tourne la tête, et la voit. Laure est de dos. Ses cheveux sont en bataille sur l’oreiller. L’écran de sa liseuse est allumé, mais elle ne bouge pas, tout juste un pouce pour changer de page. C’est elle qui l’a réveillé, il en est certain. Il la connaît par cœur. Il lui a fallu attraper sa tablette, et se mettre dans une position adaptée. Elle a certainement dû se lever avec toute la grâce du monde, boire un verre d’eau et faire ce que toutes les femmes font au réveil, avant de revenir se poser dans le lit avec cette délicatesse qui lui fait tant défaut.
« – Tu peux pas t’empêcher de te réveiller tôt, en fait…
Voilà des années que Tom dort avec elle, des centaines de réveils partagés dans le brouillard du matin, des centaines de nuits entre tendresse, amour, pleurs, frissons, et insomnies. Des centaines de week-ends amputés de quelques heures de sommeil. Et pourtant, il lui pose la question. Ce n’est pourtant pas nouveau, cette manie qu’elle a de se réveiller à l’aube. Une fois de plus, il prend conscience que jamais plus, il ne pourra dormir comme une souche jusqu’au milieu de l’après-midi. Il est trop tôt, son corps est encore endolori, il veut dormir, il veut retrouver le sommeil qui quitte trop vite son esprit, il veut la paix et le silence. La mauvaise humeur le gagne alors qu’il ne voudrait pas d’une nuit sans elle.
– Non, mais il est pas si tôt là ! Et puis, j’ai pas fait de bruit… »
Laure se mord la lèvre inférieure. C’est bien parce qu’ils sont dans la pénombre qu’elle peut se permettre un tel mensonge. Cela fait bien une heure qu’elle est réveillée. Et elle n’a pas fait qu’ouvrir les yeux, loin de là. Elle s’est levée, et s’est cogné le pied contre la porte de l’armoire, ce qui lui a arraché un juron à peine étouffé. Elle a croisé le chat dans le couloir, et senti l’odeur de la bêtise. Il avait encore fait ses besoins à côté de la litière, ce qui l’avait contrainte à le sermonner, juste un peu. Elle a ramassé, nettoyé, ouvert et fermé les portes des placards, lesquelles grincent toutes. Elle a versé les croquettes dans la gamelle de l’animal puis s’est lavé les mains dans la salle de bains, laquelle est située juste à la sortie de la chambre. Et puis elle s’est recouchée, sans précaution aucune, avant d’empoigner sa tablette. Elle s’est bien retournée plusieurs fois pour trouver la position idéale. Et enfin, au bout de quelques minutes, elle a laissé l’histoire la gagner. Petit à petit, le monde réel s’est effacé. Le corps s’est endormi et que l’esprit s’est envolé.
Tom soupire. Contrarié, le regard embué, l’esprit mal réveillé. Rapidement, il cherche une issue, pianote sur son téléphone.
Laure le sait, bientôt, il mettra en route des vidéos dont elle ne comprend pas l’intérêt ni le sens. Ce n’est qu’une question de temps, quelques minutes à peine. Alors, elle préfère se lever et le laisser se réveiller à son rythme plutôt que de subir des cris, ou des discours à peine gonflants sur l’incroyable univers du marketing.
Enfin, elle est partie. Il a beau l’adorer elle, il le déteste lui : le matin. Et il vaut mieux tenter de contenir sa rancune seul. Avec elle dans les parages, il risquerait bien de la prendre pour responsable. Maintenant que le lit est tout à lui, il peut étendre ses jambes sur toute la largeur, et laisser libre cours à ses envies. Les réseaux sociaux défilent sous ses doigts, les spécialistes du web s’affichent chacun leur tour dans des vidéos qu’il écoute à peine. C’est comme une seconde nature, comme si leurs voix rendues nasillardes par les enceintes de son téléphone mettaient en condition son esprit pour s’attaquer à une nouvelle journée. Un chant technique qui semble passionner la partie la plus active de son cerveau quand le reste s’éveille doucement. Il apprend toujours plus, et il retient sans pourtant rien écouter. Un réveil sans n’est pas plus envisageable que l’impasse sur le café. Au fil des minutes, l’humeur noire se dissipe.
Soudain, c’est tout autre chose qui s’anime en lui. Les muscles de ses jambes le démangent, la plante de ses pieds s’ennuie. L’envie de courir le saisit. On est en octobre, et le soleil fait une franche apparition aujourd’hui, il en est sûr, il l’a entendu quelque part. Il ne peut pas passer à côté de ça. Alors qu’il est à peine 9h30, le voilà debout. Sans allumer la lumière, il attrape short, t-shirt et paire de chaussettes dans l’armoire. Cinq minutes plus tard, il est à la machine à café. Dix de plus et il s’installe sur la seule et unique chaise de son balcon, baskets rouges aux pieds. Ses cheveux sont en bataille et il a enfilé une paire de lunettes de soleil miroir à la monture jaune. Nonchalamment installé, le visage tendu vers le soleil, une cigarette fumante dans la main gauche, il donne l’air de rentrer d’une nuit arrosée. Il sirote son café fumant en silence. Surtout ne pas parler, il ne sait pas faire des phrases le matin.
De la cuisine, elle le voit de profil. En embuscade, elle le détaille de la tête aux pieds. Sa tasse de thé au creux de ses mains, elle sourit, repensant à l’ours qu’il était. Des années plus tôt, il hibernait même l’été, ne se levant qu’à 14h passées. Toutes ces années passées ensemble lui apparaissent dans un flou artistique. Les temps changent, à moins que ce ne soit les gens. A-t-elle autant changé elle aussi ? L’inverse serait surprenant.
Elle aimerait saisir son appareil photo et figer cette image de lui, maintenant. La trentaine toute neuve, la barbe naissante, les quelques cheveux blancs qui se cachent sous la masse. Mais elle préfère ne pas bouger, ne pas prendre le risque de faire s’évaporer l’instant. Alors elle reste là, dans l’embrasure de la porte. Elle se saisit de ces quelques secondes où il ne la voit pas, inspirant chaque parcelle de son être, s’enivrant de chaque détail de son visage, avant que le moment n’appartienne au passé.
C’est alors qu’il tourne la tête qu’il sourit.
Il faudrait qu’il y aille. Il faudrait qu’il quitte cette fichue chaise de métal, et que ses baskets foulent autre chose que le gazon synthétique du balcon. Il faudrait… C’est alors qu’il la voit. Elle le regarde du palier de la cuisine, avec sur le visage un air rêveur. C’est tout elle ça, elle se réveille tôt alors qu’elle devrait encore dormir… Impossible de changer le fait qu’elle aime le matin. Habituellement il se demande ce qu’elle trouve d’intéressant dans cet instant de la journée où tout est au ralenti, où les gens sont absents, encore accrochés à leur oreiller, attendant que la caféine injectée en intraveineuse fasse effet.
Mais pas ce matin. Dans la cour en bas de l’immeuble, des cris d’enfants retentissent. Une course poursuite à trottinette. Tom jette un œil à son smartphone, il n’est pourtant pas encore 10h et des enfants sont déjà occuper à dépenser leur énergie. C’est donc comme ça qu’elle fonctionne Laure, à s’activer au lever du jour, comme une enfant. Il la regarde porter sa tasse à ses lèvres. Du thé très chaud, à peine buvable il en est sûr, et pourtant elle ne se brûlera pas, comme toujours. Ses cheveux sont si emmêlés qu’on pourrait difficilement estimer leur longueur initiale. Son pyjama en satin dépareillé laisse deviner un ventre plat dont une fine ligne de peau nue s’échappe. Elle n’a pas son gros gilet en laine pour une fois. Il est certain qu’elle n’a même pas encore mis un orteil dehors et qu’elle ne se rend pas compte de l’été qui fait une apparition en plein mois d’octobre. Laure, c’est une fille de l’hiver, elle n’attend que ça de voir les arbres se défaire de leurs feuilles, les bourrasques de vent, et même les flocons de neige. Déjà là, son petit thé chaud au creux des mains, ses pieds dans des chaussons en laine, elle a déjà glissé de saison. Il déteste ses chaussons, pourtant, campée dedans, il la trouve belle, touchante.
Il faut qu’il y aille, qu’il quitte ce cocon bien trop confortable, qu’il fasse violence à son corps, qu’il se saisisse de ce jour d’été insensé. Ses jambes lui réclament de l’action alors que son esprit divague. Dans un mouvement, il décolle de sa chaise, dépose un baiser sur le front de Laure, lance un M’attends pas ! qu’il espère plein de motivation et claque la porte.
Voilà le moment est passé comme un courant d’air, soulevant dans un même temps une mèche de ses cheveux. Sa tasse de thé dans les mains, Laure prend alors place sur la seule et unique chaise du balcon et délaisse la laine de ses chaussons pour fouler le gazon en plastique. La pluie lui manque un peu mais elle finira par se laisser tenter par une gorgée de soleil en plein automne.