La première fois que je l’ai rencontré, j’ai vu en lui un homme abîmé, cassé par la vie.
Ses cheveux étaient en bataille et d’une couleur terne. Les traits de son visage étaient marqués. Ses joues étaient parcourues de fines veines rougies par le froid, ou le vin. Il était là, assis sur un siège quelconque, le corps penché en avant, coudes sur genoux, et mains emboîtées l’une dans l’autre. Il avait des mains rugueuses aux jointures usées.
Je me suis approchée de lui. Il sentait le tabac, le cuir et le froid. Nos chemins étaient faits pour se croiser, il en était ainsi. Pour une journée ou pour un peu plus.
Assis juste là, il n’attendait que moi. Lorsqu’il a levé le regard vers moi, j’ai remarqué comme ses yeux étaient clairs, aussi clairs qu’un matin de brume. Un regard quasi absent, vide.
Il a posé une main sur le casque de moto d’une autre époque posé à côté de lui et m’a commandé un café. Un expresso avec un verre d’eau. J’ai souri en voyant le sac à dos affalé avec le casque. Sur la lanière haute était cousu une étiquette en tissu avec son nom : Brouet. Sur ses lèvres se dessina une tentative de sourire, un rictus. Il ne m’attendrissait pas. Je n’étais pas séduite. J’étais touchée par la détresse de cet homme, par son allure incognito, par son accent qui me rappelait chez moi. J’avais envie de l’aider.
J’avais mal au coeur pour lui. Tous ces matins, il buvait son expresso en laissant son regard glisser dans le vide matinal de la rue . Jamais un mot de trop, jamais une phrase lancée hors contexte, jamais une opinion sur l’actualité. Il se contentait de venir se poser toujours sur cette chaise insignifiante, commander son expresso, regarder la rue déserte, laisser juste ce qu’il fallait sur la table et partir sur un A la prochaine !
C’était devenu un client régulier même s’il ne venait jamais le même jour. Plusieurs semaines ont passé. Plusieurs mois se sont écoulés. Le mystère autour de la vie de cet homme restait une énigme pour laquelle je n’avais aucun indice. Et bientôt, c’était de la pitié qui naissait en moi.
Et puis, un jour, j’ai su. Comment je l’ai appris, peu importe. L’info était sûre. D’un coup, en quelques secondes, le monde a basculé. Il battait sa femme. L’homme au visage buriné qui sentait le cuir, le froid et la solitude. Il cognait sa femme. De ses poings peut-être. De ses pieds éventuellement. Il se laissait aller à des coups dans le confort et l’intimité des quatre murs de sa maison. Je m’étais prise de compassion pour sa détresse. J’en avais la nausée.
Un jour, il n’est plus venu. Les semaines ont passé. Puis les mois. Plus tard, j’appris que le sursis de prison lui avait échappé.
Il venait voir son avocat dans l’immeuble d’à côté, après le petit noir que je lui servais de bon matin. J’avais effleuré ces mains violentes. J’avais compati en silence à sa détresse. Je lui réservais toujours le meilleur accueil. J’avais imaginé sa vie, imaginé encore et encore. Et la chute avec la réalité fût brutale.
Le jeu des apparences, subjectif et intime, nous prend parfois dans son filet…
Camille says
Ça fait froid dans le dos…
Marie Kléber says
Glaçant. C’est vrai qu’on ne sait jamais à qui on a vraiment à faire. Les apparences peuvent être trompeuses, en mal comme en bien aussi.
Lily@EnTerreAndine says
Il n’y a pas forcément de mal à avoir de la pitié pour un homme comme lui. Ta première impression était la bonne : un homme cassé dis-tu. Un homme avant tout. Je suis amenée à prendre soin des victimes de violences conjugales comme des auteurs, et l’empathie est souvent des deux côtés. L’empathie, ou la pitié comme on la nomme vulgairement parfois, n’excuse rien. Elle reconnaît juste en l’autre un être humain.
Dominique says
Je ne juge pas , je déplore. Je condamne encore moins, canaliser sa violence est une chose plus difficile qu’on le pense, il n’y a pas que des hommes violents, il y a aussi des femmes … Il n’y a pas que de la lâcheté derrière la violence, en avoir la nausée certes mais comprendre c’est mieux, l’origine des comportements violents provient de dérèglements cérébraux , ça on ne le dit pas assez. Pourtant c’est la clé de tout et cet homme souffre peut être de troubles jamais identifiés. Il ne s’agit pas d’excuser ou de banaliser mais bien d’essayer de comprendre , post impopulaire sans doute, autre point de vue disons. Nous sommes tous violents, le cerveau humain est loin d’être inoffensif , chacun le sait, il n’y a pas une forme de violence mais des formes de violence. Cet homme aussi bas soit il est un violent parmi des milliards d’autres.