Ses yeux étaient asséchés à force d’assembler et démêler les mots. Elle avait passé des heures à relire chacune des phrases. Des paragraphes entiers disparaissaient, allant parfois jusqu’à la lettre entière. Si les mots avaient été tracés de la main tremblante de l’émotion, l’encre aurait tâché ses mains humides et autour d’elle se seraient entassées des boules de papiers informes. Aucune n’aurait atteint la corbeille, toutes auraient roulé jusqu’à ses pieds comme des aimants.
Trop de pardon dans l’une. Trop de rancune dans l’autre. Trop de passé dans certaines. Trop de naïveté dans la plupart.
Les années de silence assourdissaient ses pensées. Elle s’était pourtant promis de ne jamais être celle des deux qui tendrait la main. Promesses gravées dans un journal jauni par le temps.
Qui sait si demain, elle ne se retournerait pas sur son amitié brisée avec dans la gorge le goût amer du regret. Demain elle aurait 30 ans, et derrière elle, les années de rancœur risquaient de devenir plus nombreuses que les belles années.
Elle ne voulait plus de cette lourdeur qui grisait sa vie sans en avoir l’air. La blessure était toujours là, elle pouvait encore la sentir au creux du ventre. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de revenir chaque jour à cette lettre commencée à l’aube d’un matin d’été.
Reprendre le fil des mots, ça elle savait. Évoquer les sentiments purs, ceux d’avant le carnage, elle pouvait. Tout cela avait un sens. Alors, elle colla en quelques clics son texte dans un mail. La zone destinataire était déjà remplie. Le bouton « envoyer » lui faisait de l’œil. Elle glissa la souris dessus, l’index comme en apesanteur. Sa main gauche tressautait d’envie de rabatte l’écran d’ordinateur, comme elle l’avait fait les jours précédents.
Au fond d’elle s’entrechoquait l’espoir et la peur de la désillusion. Elle la voyait déjà derrière son écran d’ordinateur, indifférente à l’apparition de son nom dans la boîte de réception. Peut-être le mail n’arriverait-il jamais jusqu’à elle, subissant un aiguillage malheureux.
L’index se rabattit sur le clic de la souris qui se déclencha. Soudain, son appartement avait une autre couleur, l’atmosphère autour d’elle avait changé. Elle avait cliqué. Elle releva la tête, son teint hâlé devint livide.
Qu’espérer d’une bouteille jetée à la mer ?